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Dirigeants Augmentés : Carmat, Exosens, ACC : Crash, guerre, dépendance. Le vrai coût du leadership.
Bonjour à tous,
Bienvenue dans cette nouvelle édition.
Cette semaine, on ne va pas parler de la surface. Pas des communiqués de presse, des levées de fonds ou des "success stories" qu'on vous sert dans les matinales économiques.
On va parler de ce qu'il y a en dessous. Des cicatrices.
Nous allons décortiquer trois cas d'école de l'industrie française. Trois entreprises, trois destins, mais une seule et même réalité pour leurs dirigeants : la solitude du champ de bataille.
Nous verrons l'échec spectaculaire d'une pépite technologique qui s'est vue trop belle. La croissance violente d'un leader mondial qui découvre que la victoire est un combat plus dur encore que la défaite. Et enfin, l'humilité forcée d'un champion de la souveraineté, contraint d'apprendre de son pire ennemi.
On vous parle de "modèles". Je préfère vous parler de ce que ça coûte.
Si vous estimez que cette analyse contraste avec le bruit habituel, un de vos pairs appréciera certainement que vous la lui partagiez.
Commençons par l'anatomie d'un crash.

Carmat, le nouveau Concorde ? La leçon que tout patron de PME doit retenir.
L'ironie est brutale.
En mai, alors que le sommet "Choose France" bat son plein à Versailles, le cœur artificiel Carmat est une icône de la promotion gouvernementale, entre la tour Eiffel et Mistral AI.
Le 30 juin, l'entreprise dépose le bilan.
Un revers cinglant pour une technologie brillante, fruit de 30 ans de recherche, soudainement au bord du gouffre. L'histoire de Carmat n'est pas une simple anecdote de la biotech. C'est une étude de cas magistrale pour tout dirigeant qui lutte pour transformer une innovation de rupture en une entreprise viable.
C'est une version moderne du syndrome du Concorde : un chef-d'œuvre technologique qui se heurte au mur de la réalité industrielle et financière.
Analysons les trois leçons que chaque dirigeant devrait en tirer.
1. Le rêve technologique face au mur du marché
À l'origine de Carmat, il y a une vision : celle du chirurgien Alain Carpentier, qui voulait créer un cœur artificiel total pour sauver des milliers de vies. Une ambition noble, une prouesse technique indéniable. Le produit fonctionne, il sauve des vies, la communauté médicale le soutient ardemment.
Mais un produit génial ne fait pas une entreprise rentable.
La réalité industrielle a vite rattrapé le rêve. Un ancien de la maison le confie : le cœur Aeson est extrêmement complexe à produire. "Pour chaque pièce réussie, il fallait en jeter quatre".
Imaginez la scène dans votre propre usine.
Cette complexité a des conséquences directes : des coûts de fabrication exorbitants, une production en petite série qui empêche les économies d'échelle, et un prix final de 300.000 euros par unité, incluant les soins.
Pire encore, chaque amélioration du produit, aussi mineure soit-elle, relance un cycle d'agréments, de tests et d'audits, rendant des milliers de pièces obsolètes et ralentissant toute montée en cadence.
La leçon est claire : l'excellence de l'innovation est une condition nécessaire, mais jamais suffisante. Sans une stratégie d'industrialisation claire, scalable et économiquement viable, le plus brillant des produits reste un prototype de luxe. Pas un business.
2. La vallée de la mort financière
La confiance des marchés est le carburant de l'innovation de long terme. Quand elle disparaît, c'est la descente aux enfers.
Carmat l'a appris à ses dépens. L'action, qui cotait 121 euros en 2011, frôle aujourd'hui les 18 centimes. Les grands actionnaires historiques, comme Lyreco, se retirent, jugeant le retour sur investissement "trop long".
Ce désaveu illustre une douleur profonde de notre écosystème.
Les marchés de capitaux européens, comparés à leurs homologues américains, sont frileux. Ils peinent à financer des projets industriels qui exigent du temps, de la patience et une prise de risque sur une décennie, pas sur un trimestre.
Le patron de Bpifrance, Nicolas Dufourcq, a eu cette phrase terrible : "Carmat, on n'y a jamais cru".
Pourtant, l'État a massivement soutenu le projet, avec des dizaines de millions d'euros d'aides et de prêts qui ne seront probablement jamais remboursés.
La deuxième leçon est stratégique : dans un projet de rupture, sécuriser le financement de long terme est aussi crucial que la R&D. Naviguer à vue avec des prêts relais est une solution de dépannage, pas une stratégie. Cela signale au marché une fébrilité qui finit par tuer la confiance et assécher les capitaux.
3. Le paradoxe du leadership
Quand le navire coule, tous les regards se tournent vers le capitaine.
Le cas Carmat est fascinant car les hommes pressentis pour sauver l'entreprise sont aussi ceux dont on peut questionner la responsabilité dans la débâcle.
Stéphane Piat, le DG depuis 2016, est critiqué pour sa "surcommunication" et ses "promesses non tenues". La revente de ses propres actions en 2022 a logiquement été perçue comme un signal désastreux par le marché.
Pierre Bastid, président du conseil d'administration et unique repreneur, est un industriel respecté. Mais son offre pose une question éthique : peut-on reprendre une entreprise qu'on a supervisée pendant sa chute, en effaçant au passage 56 millions d'euros de dettes ?
Les petits actionnaires, lessivés, s'interrogent. "On prend les mêmes et on recommence ?", comme le dit l'adage.
La troisième leçon est humaine : en temps de crise, la crédibilité et l'alignement des dirigeants sont le principal actif. Toute incohérence, toute décision perçue comme un conflit d'intérêts, pulvérise la confiance, en interne comme en externe.
Le cas Carmat est un miroir tendu à notre ambition industrielle. Il nous rappelle qu'une vision, même géniale, doit se confronter à l'exécution.
Et vous, votre innovation, est-elle un rêve admirable ou un modèle d'affaires solide ?
Le cas Carmat est une leçon sur l'échec. Une technologie brillante qui n'a pas survécu à la réalité. C'est l'histoire que l'on connaît le mieux : celle de la promesse qui s'effondre.
Mais que se passe-t-il quand, à l'inverse, tout semble réussir ?
Quand la croissance n'est plus un objectif, mais un tsunami qui submerge vos capacités ? La victoire a-t-elle un goût plus doux ?
Pas si sûr.
L'histoire suivante est celle d'un leader qui gagne. Et qui découvre que son principal ennemi est devenu son propre succès.

La solitude du leader en hypercroissance : les leçons du patron d'Exosens
La presse célèbre une croissance insolente. Je vous propose de décrypter la réalité du dirigeant : la guerre silencieuse sur trois fronts menée au sommet. Une leçon de stratégie brute, loin des apparences, sur le coût réel de la domination.
La guerre silencieuse de l'hypercroissance
Le commun des mortels lit une "success-story". Un dirigeant, lui, y décèle l'enfer.
Le cas d'Exosens, cette pépite française de la photonique, est en apparence une trajectoire idéale : un chiffre d'affaires qui explose, passant de 150 à près de 400 millions d'euros en quatre ans, et une position de leader mondial sur le marché de la vision nocturne.
Une lecture superficielle s'arrêterait là.
Mais un dirigeant sait que l'hypercroissance n'est pas une récompense. C'est un champ de bataille. Un combat violent, non pas contre l'échec, mais contre les limites de sa propre machine.
L'interview de son patron Jérôme Cerisier est un miroir tendu à tout patron de PME industrielle. Il ne révèle pas des difficultés, mais la solitude et la complexité d'une stratégie de domination. Il révèle une guerre silencieuse, menée sur trois fronts simultanés.
Front n°1 : la guerre industrielle contre soi-même
"Notre croissance est bridée par notre propre capacité à augmenter notre production."
Cette phrase est la hantise de tout industriel. Exosens n'a pas un problème de demande, mais de livraisons. La pression n'est pas sur les commerciaux, mais sur l'usine.
Le combat de Cerisier n'est pas contre le marché, qui réclame ses produits. Il est contre les lois de la physique de ses propres lignes de production à Brive. Une guerre de cadence, d'anticipation, de maîtrise d'une complexité folle : plus de 460 opérations sont nécessaires pour fabriquer un seul tube amplificateur de lumière.
Quand la demande explose, le risque n'est plus de perdre un client, mais de casser l'outil qualité qui a fait votre réputation. Chaque investissement pour augmenter la capacité de production prend 18 à 24 mois. Un temps infini.
La première leçon est dure : la domination de marché vous rend esclave de votre propre excellence. Votre principal ennemi devient votre propre succès.
Front n°2 : la guerre géopolitique contre l'adversaire
L'un des atouts maîtres d'Exosens est d'être "ITAR free". Ses produits, sans composants américains, échappent à la réglementation de Washington et peuvent être exportés plus librement que ceux de ses concurrents américains.
Une position défensive consisterait à consolider cette domination sur le marché du "reste du monde".
Cerisier fait l'inverse. Il attaque.
Il annonce la construction d'une usine aux États-Unis – sur les terres de ses rivaux – pour leur prendre des parts de marché là où ils sont les plus forts. C'est un coup de poker. Un mouvement d'une audace stratégique rare. Il n'attend pas la contre-offensive, il la provoque chez l'ennemi.
Il transforme un avantage compétitif en une tête de pont pour une invasion.
La deuxième leçon est celle de l'audace calculée. La meilleure défense n'est pas toujours de fortifier ses positions. C'est parfois d'aller porter la guerre directement chez l'adversaire.
Front n°3 : la guerre de la souveraineté contre son propre camp
C'est l'angle mort. Le non-dit de l'interview, révélé par une phrase assassine de Cerisier à propos du marché français : "Malheureusement il ne se passe pas grand-chose. La France n'a pas pris le tournant lié à la guerre en Ukraine".
Voilà la solitude du stratège.
Exosens est un champion national de la technologie de défense, crucial pour notre souveraineté. L'entreprise est française et sa R&D est en France. Pourtant, son principal client est l'Allemagne, et Exosens se sent ignoré par Paris.
Cette frustration est celle de nombreux patrons de PME et ETI industrielles en France : être vital pour le pays, mais se sentir invisible aux yeux de l'État. C'est le paradoxe d'être un pilier de la souveraineté nationale, tout en étant contraint de chercher sa croissance à l'étranger.
La troisième leçon est amère : le plus dur n'est pas de se battre contre ses concurrents, mais parfois contre l'inertie de son propre écosystème.
Le véritable enjeu pour un dirigeant n'est pas de gérer le succès. C'est de survivre à ses conséquences.
Et vous, sur quel front menez-vous votre guerre silencieuse ?
Nous avons donc vu les deux extrêmes du champ de bataille. L'échec total et la domination totale.
Deux réalités brutales, mais claires.
Mais il existe un troisième front, peut-être le plus complexe pour un dirigeant. Celui de la zone grise. Le moment où l'on n'a ni le luxe de l'échec, ni la force de l'indépendance.
Que faire quand la survie vous impose de tendre la main à votre principal rival ?
Comment diriger quand on est publiquement contraint d'admettre ses faiblesses et d'apprendre de son "professeur" ?

Le mythe de la souveraineté : quand l'élève devient le professeur
ACC. Sur le papier, l'équation est parfaite : – des actionnaires puissants Stellantis, TotalEnergies, Mercedes-Benz. L'objectif : bâtir le champion européen de la batterie. Un pilier de notre souveraineté industrielle. Des milliards, publics et privés, pour une promesse simple : mettre fin à la dépendance.
Le challenge sur la table
Pourtant, la réalité industrielle frappe. Dure. L'entreprise peine, ses propres défaillances industrielles la freinent. Arrive alors l'aveu public : une dépendance technologique envers l'Asie. Yann Vincent, son dirigeant, se voit contraint d'intégrer le savoir-faire de son principal rival stratégique pour surmonter la crise.
Un concurrent qui l'a publiquement humilié en le traitant "d'élève".
Le problème n'est donc pas seulement technique: il est politique et narratif. Comment, face à son écosystème – actionnaires, État, opinion publique –, peut-il regagner la confiance ? Comment piloter ce projet-phare tout en gérant les conséquences de cette dépendance ? Surtout, comment prouver qu'il reste le maître du jeu, et non la simple "porte d'entrée" de son rival ?
Ce challenge est fascinant. Parce qu'il dépasse le cas d'ACC. Il parle à chaque dirigeant confronté à un mur, obligé de pivoter sous la contrainte.
Face à ce défi, le champ des possibles est immense. Nous avons exploré deux leviers d'innovation hypothétiques qui pourraient transformer cette contrainte en avantage décisif.
Levier 1 : devenir l'ingénieur en chef de l'écosystème
Le principe stratégique
Plutôt que de vouloir tout maîtriser, l'idée est de devenir le meilleur sur une seule couche critique de la chaîne de valeur. Et de proposer cette expertise à tout l'écosystème. On ne vend plus seulement un produit, on vend la maîtrise d'un procédé. On passe de concurrent à pivot indispensable.
L’exemple d’implémentation : "la plateforme d'industrialisation"
Imaginez qu'ACC capitalise sur son apprentissage accéléré aux côtés de son "professeur" chinois. L'entreprise ne se contente plus de produire des batteries. Elle "productise" son savoir-faire en industrialisation. Elle propose à d'autres acteurs européens – plus petits, moins financés – un service "La Plateforme d'Industrialisation". Un accompagnement sur-mesure pour concevoir, optimiser et déployer leurs propres lignes de production.
ACC ne vend plus des cellules, mais la machine à fabriquer des cellules. Elle devient le "maître du jeu" de l'industrialisation, le passage obligé pour quiconque veut produire des batteries en Europe.
La leçon transposable
Et vous, quel savoir-faire critique, aujourd'hui invisible, pourriez-vous transformer en service pour devenir le pivot de votre propre écosystème ?
Levier 2 : monétiser les cicatrices
Le principe stratégique
Chaque crise, chaque échec, chaque difficulté surmontée est un actif. Une connaissance unique, acquise dans la douleur, que vos concurrents n'ont pas. Ce principe consiste à transformer cette expérience brute – ces cicatrices – en une offre à très haute valeur ajoutée. L'échec devient un produit.
L’exemple d’implémentation : "L'Académie du 'Reality Check' Industriel"
ACC pourrait créer un programme de formation et de certification premium. Son nom ? "L'Académie du 'Reality Check' Industriel". Le programme ne vendrait pas la théorie des gigafactories, mais la pratique. La vérité du terrain. Les erreurs coûteuses, les pannes imprévues, les galères de montée en cadence... et les solutions pour s'en sortir.
Enseigner "ce qui ne marche pas" devient une preuve d'authenticité et d'expertise inégalée. L'aveu de faiblesse se transforme en argument commercial. ACC ne serait plus "l'élève qui a eu besoin d'aide", mais "le seul acteur qui a l'humilité de vous dire la vérité sur ce qui vous attend".
La leçon transposable
Et vous, quelle est la "cicatrice" la plus coûteuse de votre histoire, et comment pourriez-vous la transformer en l'offre la plus précieuse pour vos clients ?
La question qui ouvre le jeu
La situation d'ACC est un miroir pour chaque dirigeant. Le véritable enjeu n'est pas d'éviter la dépendance ou l'échec. C'est de maîtriser le récit qui en découle. Transformer un aveu d'humilité en une posture de maître.
La vraie question n'est donc pas de savoir si vous allez tomber. Mais de savoir si vous aurez l'audace de vendre le prix de la leçon.
Le récit est une arme : maîtrisez votre histoire
Imaginez un instant la solitude de ces trois dirigeants.
Celui qui voit 30 ans de R&D s'effondrer. Celui qui doit annoncer à ses équipes qu'il faut encore accélérer une cadence infernale. Celui qui doit expliquer à ses actionnaires qu'il va payer son rival pour apprendre à travailler.
Trois batailles différentes, mais un seul homme au sommet pour prendre la décision.
Ces histoires nous rappellent que l'arme la plus importante d'un leader n'est pas son business plan, mais sa capacité à donner un sens au chaos.
La semaine prochaine, nous continuerons à chercher ces leçons cachées. Un nouveau cas d'actualité passé au crible. Une nouvelle stratégie de dirigeant mise à nu. De nouveaux leviers pour repenser votre propre machine. L'édition s'annonce tout aussi dense.
Quelle sera la leçon ? Quel sera le reflet pour votre propre stratégie ?
Si vous pensez que ces réflexions peuvent éclairer un autre dirigeant, invitez-le dans la conversation.
Eric