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Dirigeants Augmentés : La victoire et ses angles morts : et si votre intelligence était le prochain ?
Bonjour à tous,
Bienvenue dans Dirigeants Augmentés. Chaque semaine, nous décortiquons les signaux faibles du monde des affaires pour vous donner une longueur d'avance.
À nos nouveaux lecteurs : bienvenue. Ici, on ne survole pas l'actualité, on la désosse pour en extraire la substance stratégique.
Cette semaine, nous allons explorer deux champs de bataille que tout oppose en apparence.
D'un côté, une bataille industrielle et politique bien réelle. Celle menée par Safran pour implanter une usine de 450 millions d'euros en France, face à la concurrence internationale et aux dogmes locaux. Un cas d'école sur l'art de gagner en territoire complexe.
De l'autre, une exploration de votre plus grande vulnérabilité stratégique : votre propre cerveau. Et pourquoi votre fierté de décider seul est une illusion confortable qui vous empêche de voir le réel.
Le fil rouge entre ces deux mondes ? La lucidité.
Celle qu'il faut pour lire le jeu externe, et celle, plus rare encore, pour affronter ses propres angles morts.
On commence par le terrain.

Investir en France en 2025 : le manuel de lucidité de Safran
Nous allons décortiquer une décision. Pas une théorie, pas un concept. Une décision. Celle de Safran d'investir 450 millions d'euros dans une nouvelle usine de freins carbone.
Une histoire qui aurait pu ne jamais voir le jour. Un cas d'école qui dit tout de la France de 2025.
1. Le théâtre du réel : quand l'idéologie affronte l'industrie
Premier acte. Nous sommes à Lyon. Safran, déjà présent avec une usine saturée et un centre de R&D, a besoin de s'étendre. Une friche de 15 hectares lui est promise à Feyzin. La logique est implacable : garder la production près de l'ingénierie pour maximiser l'efficacité.
L'affaire semble entendue.
Puis, la crise aéronautique post-Covid et les retards sur les programmes Boeing et Airbus forcent Safran à patienter. La métropole de Lyon, passée sous pavillon écologiste, perd patience. En 2023, le couperet tombe : le terrain est repris.
La justification officielle ? "Le ratio emplois par mètre carré est trop défavorable".
Relisez bien. Pas une question de pollution. Pas un enjeu de nuisances. Un ratio. Technocratique. Abstrait. La réalité, plus politique, est celle d'une rupture idéologique. Laurent Wauquiez, alors président de région, le résume sans détour : "Les écologistes n'ont pas voulu de Safran".
Leçon numéro un pour tout dirigeant : le terrain de jeu n'est plus seulement économique. Il est politique, sociétal, idéologique. Croire que la logique industrielle suffit est une erreur stratégique.
La douleur de l'incertitude ne vient plus seulement des marchés, elle vient aussi des dogmes de vos interlocuteurs locaux.
2. La guerre économique : Québec contre France
Deuxième acte. Le projet n'est pas mort, il est en exil. Safran, échaudé, regarde ailleurs. Deux options sérieuses tiennent la corde : le Territoire de Belfort, et surtout, le Québec.
La bataille qui s'engage n'est plus locale. Elle est internationale. L'arme du Québec ? L'énergie quasi-gratuite de ses barrages hydroélectriques amortis. Un argument massif quand on sait que l'énergie peut représenter jusqu'à 30% du coût de fabrication d'un frein carbone.
La France semble hors-jeu, incapable de valoriser son propre atout stratégique : une énergie nucléaire décarbonée et compétitive.
C'est ici que la pression économique devient maximale. C'est le genre de situation où le CFO et le board regardent une seule ligne : le coût de production. La tentation de céder à la facilité est immense. C'est une vulnérabilité stratégique majeure pour notre souveraineté industrielle.
Mais la partie n'est pas finie. Bercy et la région Auvergne-Rhône-Alpes lancent la "remontada". L'Etat met 15 millions d'euros sur la table pour le raccordement électrique. La région en promet 16. EDF propose un contrat long terme garantissant un prix stable et compétitif. Le délai de raccordement au réseau RTE est compressé de 60 à 45 mois.
La France se bat avec ses propres armes : la puissance publique, la planification, la garantie. Elle ne peut pas offrir l'énergie gratuite, mais elle peut offrir la prévisibilité. Dans un monde incertain, la prévisibilité est une monnaie forte.
3. Le coup de maître et ses angles morts
Troisième acte. Le choix final se porte sur le Parc industriel de la plaine de l'Ain (Pipa).
Pourquoi là ? Parce que le Pipa est un concentré de pragmatisme. Il y a du foncier disponible à 30 minutes de Lyon. La fiscalité locale y est volontairement basse. La région n'a pas activé de taxes supplémentaires sur la mobilité. Le territoire a déjà anticipé les besoins en formation avec un campus aéronautique.
Safran a choisi l'écosystème le plus favorable. Pas le moins cher en apparence, mais le plus cohérent et le plus sécurisé sur le long terme. C'est un arbitrage stratégique brillant. Un choix de souveraineté, comme l'a salué Emmanuel Macron.
Fin de l'histoire ? Sûrement pas.
Résoudre un problème en crée souvent un nouveau. La plaine de l'Ain est une zone en quasi plein-emploi. La future usine de Safran va devoir se battre pour attirer 200 salariés, face à la concurrence d'autres géants comme EDF qui monte en puissance sur les réacteurs EPR2 voisins.
Autre hic, et pas des moindres : les infrastructures. Le parc accueille déjà 9.000 salariés. Aux heures de pointe, c'est l'infarctus. L'arrivée de Safran et des EPR2 rend indispensable un nouvel échangeur autoroutier et un nouveau pont. Problèmes non résolus à ce jour.
La leçon finale est là. Une victoire stratégique n'est jamais un point final. C'est le début d'un nouveau front. La lucidité, pour un dirigeant, ce n'est pas seulement de gagner la bataille de l'investissement. C'est d'anticiper la guerre des talents et la logistique de demain.
Lucidité, donc.
Le cas Safran le démontre : gagner la bataille de l'investissement n'est qu'une étape. La vraie victoire stratégique consiste à anticiper les fronts suivants : la guerre des talents, la saturation des infrastructures. Voir au-delà de la signature.
Mais comment anticiper avec justesse ? Comment rester lucide quand on est seul face à la carte, avec la pression du board, des équipes, du marché ?
C'est là que le champ de bataille se déplace. Du monde extérieur à votre propre crâne. C'est là que vos biais, vos certitudes et votre fatigue deviennent vos pires ennemis.
Car votre plus grande fierté – décider seul – est peut-être votre plus grande faille.

Votre cerveau ne suffit plus : pourquoi l'intelligence collective est votre seule arme
Maintenant nous allons nous attaquer à une de vos plus grandes fiertés. Votre solitude.
Vous la voyez comme une marque d'indépendance, le sceau de votre autorité. Vous avez raison. Mais c'est aussi un handicap stratégique majeur. Une illusion confortable qui vous empêche de voir le réel.
1. Votre plus grande force est une illusion
Vous êtes seul pour décider. Pour porter le risque. Pour encaisser les coups. C'est un fait. Vous fuyez les clubs de dirigeants. Vous avez raison. La superficialité des échanges, le théâtre des egos, la peur de montrer ses failles... Une perte de temps.
Mais cette carapace vous isole. Votre cerveau, aussi brillant soit-il, est un instrument de mesure isolé au milieu d'une tempête. Il est sujet aux biais, aux angles morts, à la fatigue. Vous croyez raisonner. Vous ne faites que justifier vos intuitions. L'erreur est de croire que l'intelligence, c'est le raisonnement. Faux. L'intelligence, la vraie, c'est la capacité à prédire.
Et sur ce terrain, un individu seul, même vous, perdra toujours contre un collectif bien structuré.
2. L'intelligence n'est pas ce que vous croyez
Oubliez tout ce que vous pensez savoir sur "l'intelligence de groupe". On ne parle pas de consensus mou, de brainstorming sans fin ou de réunionite stérile. On parle d'un mécanisme. Une machine à prédire l'avenir avec une fiabilité redoutable.
Les marchés prédictifs l'ont prouvé. La sagesse d'une foule diversifiée surpasse systématiquement les meilleurs experts. À une seule condition : que la structure pousse chacun à dire la vérité, et non à plaire au groupe. Son taux d'erreur est plus faible. Ses prévisions sont calibrées : quand elle annonce 80% de chances de succès, le succès arrive dans 80% des cas.
Un groupe mastermind digne de ce nom n'est pas un club social. C'est un marché prédictif humain. Il ne vous donne pas des certitudes binaires. Il quantifie les risques. Il ne dit pas "cette stratégie va échouer", il dit "cette stratégie a 2 chances sur 10 de réussir". Face à l'incertitude, c'est la seule information qui vaille.
3. Anatomie d'un supercerveau
Le succès de ce "supercollectif" ne doit rien au hasard. Il repose sur trois piliers non négociables.
Le premier : la diversité radicale des opinions. Personne n'a le modèle infaillible. Le groupe agrège des vérités partielles, annule les biais subjectifs et produit une vision plus juste que celle du plus brillant de ses membres.
Le deuxième : l'incitation à la pensée contraire. Le but n'est pas d'arriver à un accord. C'est d'établir un prix, une probabilité, là où les traders sont d'accord pour être en désaccord. Un consensus anti-consensuel. Pour gagner en clarté, il faut challenger, parier contre le statu quo. La pensée unique est l'ennemi.
Le troisième : la mise en jeu de la réputation. Le pari force le cerveau à devenir objectif. Il inhibe les circuits émotionnels et active une réflexion plus froide. L'enjeu n'est pas financier. Il est bien plus puissant : c'est le prestige. Vous ne risquez pas votre portefeuille. Vous risquez votre peau. Personne ne veut passer pour un idiot devant ses pairs. Les contributions vides sont découragées.
4. Ce n'est pas un club, c'est une arme
Revenons à votre scepticisme. Vous craignez une perte de temps. C'est l'inverse. Un tel mécanisme vous fera gagner des mois, voire des années. Il vous forcera à faire en 3 mois ce que vous repoussez depuis 12.
Un mastermind n'est pas un sondage. On ne demande pas "qu'est-ce que vous feriez à ma place ?". On demande "quelles sont les chances que ma stratégie réussisse ?". On sollicite l'intellect, pas les sentiments.
Les modèles Big Data ont montré leurs limites. Ils échouent quand la complexité est trop grande, quand les données sont rares. L'intelligence collective, elle, intègre l'inquantifiable : les signaux faibles, l'ambiance d'un meeting, l'énergie d'un concurrent. Un petit groupe de "super-prévisionnistes" amateurs surpasse régulièrement les analystes de la CIA disposant d'informations classifiées.
Pourquoi ? Parce que la qualité des prévisions dépend moins de ce que les gens savent que de la manière dont ils pensent. Les meilleurs ne sont pas les plus experts. Ce sont ceux qui n'ont pas de théorie, que des hypothèses. Ceux qui sont prêts à changer d'avis. Ceux qui recherchent activement la contradiction.
Votre solitude n'est plus un avantage compétitif. C'est une vulnérabilité.
Le champ de bataille est dans votre tête
Gagner. C'est le mot qui obsède. Safran a gagné son implantation. Vous, peut-être, un contrat crucial ou un arbitrage difficile.
Mais l'histoire de Safran le montre : la victoire n'est qu'un moment. Un sursis. Le début d'un nouveau front. Le vrai défi n'est donc pas seulement de prendre la bonne décision, mais de la faire vivre.
La vraie question n'est plus "comment décider ?", mais "comment tenir la décision ?"
Comment transformer une stratégie brillante en action sur le terrain, face aux résistances silencieuses, à l'inertie des équipes, aux imprévus du marché ?
Comment s'assurer que l'exécution ne trahira pas la vision ? Quels sont les rituels des équipes qui avancent quand tout le monde semble vouloir reculer ? C'est tout l'art de l'exécution en milieu hostile. Nous l'aborderons la semaine prochaine.
Si ce combat est le vôtre, alors embarquez un autre leader avec vous. Transférez-lui cet email.
À lundi prochain,
Eric
P.S. Plusieurs d'entre vous ont reçu une de mes analyses confidentielles récemment. Cette édition, qui paraît le mercredi, est normalement réservée à mes clients.
Face à l'intérêt grandissant, j'ai pris la décision d'en ouvrir l'accès à une nouvelle cohorte à partir de septembre.
Si vous souhaitez être simplement informé en priorité de son ouverture, il suffit de répondre à cet email avec le mot "Confidentiel".