- Dirigeants Augmentés
- Posts
- Dirigeants Augmentés : Pris en étau : entre la pression de vos clients et l'urgence de pivoter
Dirigeants Augmentés : Pris en étau : entre la pression de vos clients et l'urgence de pivoter
Bonjour à tous,
Bienvenue dans Dirigeants Augmentés. Une fois par semaine, je partage mes réflexions sur la stratégie, le leadership et l'économie. Sans formalité, sans publicité.
Cette semaine, on part au front. Sur deux fronts, pour être précis.
Il y a d'abord la guerre du quotidien. Celle que vous menez dans les tranchées. La bataille pour la trésorerie, la lutte face aux donneurs d'ordre, la navigation dans le brouillard des commandes. C'est une guerre d'usure, où chaque jour est une victoire.
Et puis il y a la guerre de demain. La grande manœuvre stratégique. Le combat pour réinventer son modèle, pour ne pas devenir le prochain Kodak. Une guerre de mouvement, où il faut changer de moteur en plein vol.
Deux échelles. Deux réalités.
Mais une seule et même exigence de lucidité.
On commence par le premier front. Le vôtre.

Votre carnet de commandes est plein, mais votre trésorerie est vide ? Vous n'êtes pas seul
Plongeons dans un paradoxe qui empoisonne beaucoup de PME industrielles françaises.
Un poison lent qui s'installe alors que les gros titres célèbrent la reprise.
1. L'illusion d'optique de la croissance
Sur le papier, tout va bien. L'industrie française, notamment l'aéronautique, affiche une santé insolente. Airbus a près de 8700 avions à livrer. Les carnets de commandes débordent. La croissance est là, palpable, fièrement affichée.
Mais cette belle image, c'est celle que l'on voit de loin.
Quand on se rapproche, la musique change. Une enquête récente de la Direction générale des entreprises (DGE) auprès de près de 300 PME et ETI de la filière a mis des chiffres sur une réalité bien plus sombre.
La réalité de ceux qui sont en bout de chaîne.
La vôtre, probablement.
2. Le piège de la trésorerie
Premier constat, et c'est le plus violent : la croissance du chiffre d'affaires ne se traduit pas en cash. L'étude le montre noir sur blanc : si 85% des entreprises voient leur CA augmenter, 63% déclarent que leur trésorerie, elle, stagne... ou baisse.
Près de 4 entreprises sur 10 ont même vu leur trésorerie se dégrader.
Comment est-ce possible ? C'est simple. Vous êtes en train de financer la croissance des grands donneurs d'ordre. Le besoin en fonds de roulement explose pour suivre les cadences, vous investissez, vous embauchez, vous stockez. Mais les paiements, eux, n'accélèrent pas.
Vous devenez, de fait, le banquier de vos propres clients.
Et pendant ce temps, votre banquier à vous, il devient "frileux", comme le note l'étude. Le cercle vicieux est parfait. Pas étonnant que 28% des dirigeants interrogés anticipent une possible "impasse de trésorerie" d'ici deux ans.
3. Le brouillard stratégique
L'autre grande douleur, c'est le manque de visibilité. On nous répète que les carnets de commandes représentent 10 ans de production. C'est vrai pour Airbus.
Pas pour vous.
La DGE le dit sans détour : "La visibilité sur plusieurs années des donneurs d'ordre ne ruisselle pas vers les sous-traitants".
Les chiffres sont clairs : pour 58% des entreprises, les commandes fermes couvrent moins de six mois d'activité. Pour une sur cinq, c'est moins de deux mois.
Comment piloter une stratégie d'investissement et de recrutement dans ce brouillard permanent ? Comment négocier sérieusement avec votre banquier avec si peu de certitudes ?
La seule chose qui est certaine, c'est que l'incertitude va durer. Et cette incertitude vous coûte cher.
4. Le rapport de force déséquilibré
Enfin, il y a la réalité des relations commerciales. Si la "solidarité de filière" est un joli concept pour les discours, le quotidien est différent.
77% des fournisseurs observent des pratiques non-coopératives de la part de leurs clients. Retards de paiement, changements de planning de dernière minute, réduction des volumes après coup...
La moitié des dirigeants interrogés estiment que leurs relations clients sont "déséquilibrées". Et pour cause : 86% des ETI et 66% des PME jugent que certains de leurs contrats sont en leur défaveur.
La preuve la plus flagrante ? L'inflation. 90% des entreprises n'arrivent pas à la faire prendre en charge totalement par leurs clients. Vous subissez la hausse des coûts, mais vous ne pouvez pas la répercuter. Votre marge est le fusible.
5. Alors, on subit en silence ?
Ce tableau n'est pas une fatalité. C'est un diagnostic.
Le diagnostic d'un système où le risque et le besoin de financement sont reportés sur le maillon le plus fragile de la chaîne.
Rester immobile dans ce monde qui bouge, c'est la mort assurée. Mais bouger sans visibilité et sans cash, c'est le crash assuré.
La première étape n'est pas de chercher une solution miracle.
Elle est d'arrêter de croire au storytelling de la "reprise pour tous". Elle est de regarder la situation en face, avec lucidité. D'être lucide sur ce rapport de force. De chiffrer le coût de cette non-visibilité.
Ce n'est qu'à partir de ce diagnostic partagé que vous pourrez commencer à bâtir une stratégie de résilience. Pas une stratégie de croissance à tout prix, mais une stratégie de croissance saine.
C'est plus difficile. C'est moins spectaculaire.
Mais c'est la seule qui vaille.
Ce tableau décrit une mécanique d'asphyxie lente, où les PME financent la croissance des autres en sacrifiant la leur. Une lutte pour la survie, menée avec courage, mais souvent dans la solitude et l'impuissance face à un système déséquilibré.
Mais si cette bataille pour la trésorerie et la visibilité n'était que la version "mini" d'un combat encore plus vaste ?
Celui que mènent les plus grands.
Car même quand on est un géant de l'industrie, la question de la survie se pose. Simplement, elle ne se joue pas sur le BFR à six mois.
Elle se joue sur la capacité à pivoter. À sacrifier un présent rentable pour un futur incertain.
C'est le défi de la transition asymétrique.

Changer de moteur en plein vol : comment Vallourec peut transformer son ADN sans se crasher
Nous allons décortiquer l'un des défis les plus complexes pour un dirigeant : celui de la transition. Pas la petite transformation à la marge. La vraie. Celle où votre activité historique, rentable et dominante, doit financer son propre successeur, un successeur prometteur mais risqué, et au marché incertain.
C'est un exercice de haute voltige. Et le cas du fleuron français Vallourec en est une illustration parfaite.
Le diagnostic : la transition asymétrique
Pour ceux qui suivent l'actualité industrielle, l'histoire récente de Vallourec est une leçon de redressement. Sauvée de la quasi-faillite par une restructuration drastique menée par Philippe Guillemot, l'entreprise a retrouvé une rentabilité spectaculaire en se concentrant sur la "valeur plutôt que le volume".
Le problème ? Cette rentabilité repose encore à 85% sur son cœur de métier : les tubes haut de gamme pour l'industrie du pétrole et du gaz. Un marché mature, cyclique, et dont tout le monde connaît l'horizon à long terme.
En parallèle, Vallourec investit dans les relais de croissance : l'hydrogène, la géothermie, la séquestration de carbone. Des marchés d'avenir, technologiquement passionnants, mais que son propre dirigeant qualifie de "très balbutiants". Pour sa "première mondiale" dans le stockage d'hydrogène, Delphy, l'entreprise n'a "pas encore de clients".
Le challenge stratégique est donc posé, et il est brutal : comment piloter cette transition asymétrique ? Comment utiliser le capital généré par une activité historique dominante pour incuber et faire grandir de nouvelles activités à risque, sans cannibaliser la rentabilité présente qui les finance ?
C'est une question de survie et de vision. Et elle ne se résout pas en optimisant simplement l'existant. Elle exige de repenser la manière même de créer et de capturer de la valeur.
Voici deux pistes de réflexion qui explorent comment transformer cette contrainte en avantage décisif.
Piste 1 : vendre la performance, pas le produit
Quand on possède une technologie de pointe mais que le marché est trop frileux pour l'acheter, le problème n'est souvent pas le produit. C'est le modèle de vente.
L'approche traditionnelle consiste à vendre un équipement, un actif. Le client paie, et assume seul le risque du retour sur investissement. Sur un marché naissant comme l'hydrogène, c'est un frein majeur.
Une autre logique existe : vendre le résultat, la performance.
Imaginons un instant. Au lieu de vendre son système de stockage d'hydrogène Delphy, Vallourec pourrait vendre de la "capacité de stockage garantie". Le client ne paie plus pour des tubes d'acier, mais pour chaque tonne d'hydrogène qu'il stocke réellement. Le risque d'investissement initial est transféré sur le fournisseur, qui parie sur la fiabilité de sa propre technologie.
Cette approche, appliquée à la séquestration de carbone, consisterait à facturer à la tonne de CO₂ séquestrée, et non à vendre les infrastructures d'injection.
Ce changement de modèle est profond. Il transforme un fournisseur en partenaire stratégique. Il crée des revenus récurrents et prévisibles, dissociés du cycle de vente unique d'un produit.
Surtout, il aligne parfaitement les intérêts : le fournisseur n'est rentable que si sa solution est performante et fiable sur la durée. C'est l'incarnation même de la stratégie de "valeur" poussée à son paroxysme.
Piste 2 : monétiser l'intelligence, pas seulement l'acier
Le deuxième levier se cache dans les actifs invisibles de l'entreprise. Vallourec détient plus de 4.000 brevets. Un trésor de guerre technologique, un arsenal de propriété intellectuelle. Le plus souvent, ces actifs sont utilisés de manière défensive : pour protéger ses propres produits.
Mais dans une phase de transition, ils peuvent devenir une arme offensive.
L'entreprise a judicieusement abandonné les produits de "commodité" en Europe pour se concentrer sur la haute valeur. Mais que faire de la technologie VAM®, sa gamme de connexions mondialement reconnue, sur ces marchés moins rentables ?
Une piste serait de ne plus y vendre l'acier, mais l'intelligence. Créer un programme de licence, un label "VAM® Powered". Laisser des fabricants tiers produire et vendre des tubes utilisant cette technologie, en échange de royalties. Cela génère des revenus passifs, à forte marge, sans investir un euro dans la production. La marque reste présente et continue de s'imposer comme un standard, même sur des segments que l'entreprise a quittés.
Cette logique peut s'appliquer aux nouvelles énergies. Plutôt que de tout développer en interne, Vallourec pourrait ouvrir une partie de ses brevets non-stratégiques aux startups de l'hydrogène ou de la géothermie. Devenir un "fournisseur de briques technologiques" pour l'écosystème : elle réduirait ainsi son propre risque d'exécution tout en apprenant et en se positionnant au cœur de l'innovation.
Ces deux approches ne sont pas des solutions miracles. Ce sont des changements de posture. Passer de la vente d'un objet à la vente de sa performance. Et de la protection de son savoir à sa monétisation active.
Pour un dirigeant, piloter une transition asymétrique, c'est exactement ça : oser questionner les piliers de son succès actuel pour construire celui de demain.
Le verdict : lucidité ou lente agonie
Le verdict est sans appel.
Que l'on se batte pour sa trésorerie au quotidien, ou que l'on pilote une transition à plusieurs milliards, la règle est la même.
La seule arme qui vaille, c'est la lucidité.
La capacité à regarder la réalité en face, même quand elle est déplaisante. La discipline de nommer les choses : un rapport de force déséquilibré est un rapport de force déséquilibré ; un marché en déclin est un marché en déclin.
Le storytelling, le "feel good BS", les grands discours sur la "solidarité de filière" ne paient pas les factures et ne construisent pas l'avenir.
La seule chose qui compte, c'est le courage de prendre les décisions difficiles qu'impose le réel.
Cette analyse vous a bousculé ? Transférez-la. Un dirigeant de votre réseau a certainement besoin de cette secousse.
Eric
P.S. L'intérêt pour l'édition confidentielle de septembre est fort. La liste se remplit rapidement. Pour ne pas manquer l'ouverture de la cohorte, une seule instruction : répondre "Confidentiel" à cet email.